– Hestia, vous êtes une grande fille maintenant. À dix ans, on ne pleure plus lorsqu'on est triste. Alors séchez vos larmes et venez dîner, votre frère voudrait que vous soyez là pour sa dernière soirée à la maison.Malgré son caractère insolent qui faisait souvent d'elle une enfant difficile, Hestia avait appris à reconnaître les signes. Elle compensait souvent son manque d'obéissance par sa vive intelligence, et reconnaissait désormais les moments où jouer à la maligne avec ses parents lui apporterait plus d'ennuis que de plaisir. A l'instant, sa mère venait de franchir le seuil de sa chambre – oh, de quelques pas, rien de plus – signifiant par là que la limite à ne pas dépasser était dangereusement proche.
Hestia avala sa salive, se redressa et s'essuya les yeux, puis se mit debout devant Anthea Selwyn qui arborait un air sévère. Sans doute était elle en train de juger que les joues de son rejeton était encore trop rouges, ses yeux trop gonflés, sa robe trop froissée ; mais contrairement à son habitude elle ne dit rien. Peut-être qu'à l'abri de sa carapace, son coeur pouvait entr'apercevoir la douleur d'Hestia, condamnée à voir partir son cher frère le lendemain.
Elle aurait en revanche été bien incapable de comprendre. Boréas et elle s'étaient toujours donné beaucoup de mal pour que les deux enfants, malgré leur ridicule différence d'âge, ne grandissent pas vraiment ensemble. Même éducation, certes, mais elle était une fille, et il était l'héritier des Selwyn. Héritier du nom, de la fortune, de la maison, aussi probablement, et des idées. Tout le monde se serait attendu à ce que la cadette, sans détester son aîné, en soit au moins jalouse. Mais ça ne marchait pas comme cela. L'admiration sans borne qu'avait Hestia pour son grand frère équivalait probablement à l'affection, voire l'amour, qu'il avait pour elle.
Et plus les parents avaient essayé de séparer moralement le frère et la soeur, plus ils s'étaient rapprochés. Jusqu'à rendre l'idée de la séparation bien difficile à supporter pour la petite fille de dix ans.
*
Le dîner passa dans un silence presque total, tout juste entrecoupé de paroles que s'échangeaient les parents, leurs héritiers étant supposés se taire tant que leur avis n'était pas directement requis. Chose qui n'arrivait jamais.
– Hestia.La petite fille se raidit.
– Du fait du départ de votre frère, votre emploi du temps cette année va changer quelque peu. Et votre mère qui s'occupera personnellement de vos leçons, me rendra directement compte de vos résultats. Étant donné que vous êtes une fille, une année sera suffisante.
– Remerciez votre père, Hestia.La brune tenta de capter le regard de Zephyr, mais celui-ci garda un visage impassible ou presque. Hestia était certaine de n'avoir pas rêvé la lueur alarmée dans le fond de son œil. Elle aurait aimé un signe, qu'il lui dise quoi répondre, parce que lui connaissait les mots qu'attendait le père, à force de se les voir graver dans la peau comme dans la tête. Elle releva fièrement le menton et articula, en s'imaginant que son frère parlait par sa bouche :
– Merci, père. Je suis reconnaissante."Elle" ne grandira jamais A la recherche d'un peu plus de fraîcheur, elle pressa son bras contre la vitre. Plus que la douleur de la brûlure, c'était celle de l'humiliation qui était la plus insupportable. Elle savait bien que son père était capable de punir ses enfants, elle avait trop souvent entendu Zephyr crier de douleur, pour des fautes qu'il n'avait pas comises. Elle, elle n'avait jamais vraiment été battue. Et quand elle se prenait un coup, ça n'avait rien à voir avec les
Endoloris que pouvait lancer Boréas à son fils.
Hestia ne détestait pas son père, étonnamment. Elle savait flirter avec la limite de l'insolence quand elle était face à lui, rien que pour se dire qu'elle n'avait pas peur, même si elle n'était qu'une frêle petite fille. Elle savait qu'il pouvait avoir à son encontre, parfois, un geste qui n'était pas brutal. Mais lorsque son frère était puni à sa place, pour des bêtises qu'elle avait faites, et qu'elle entendait les sorts voler, alors elle aurait bien voulu être Merlin. Être le plus grand sorcier - non, mieux encore, la plus grande sorcière du monde et tuer son père. A la place, elle serrait les paupières et cachait sa tête sous les oreillers. Zephyr était fort, elle devait l'être aussi.
Mais aujourd'hui, elle avait failli. En apprenant l'échec de sa fille au dernier devoir d'arithmancie de l'année, Boréas ne lui avait pas adressé de sermon, ni même de regard. Il avait levé sa baguette et jeté un
Incendio presque informulé : Anthéa avait détourné les yeux et Hestia avait fui.
Maintenant, elle savait. Elle savait que Zephyr, lui, n'aurait jamais tourné les talons, et c'était bien pour ça qu'elle était inférieure. Rien qu'une fille, elle l'avait bien intégré. Après tout, peut-être qu'elle méritait cette punition, cette première
vraie punition. Zephyr, à son retour le lendemain, saurait le lui dire.
*
Elle avait encore un été à passer ici, dans ce manoir familial sinistre qu'elle ne pouvait cependant pas s'empêcher d'aimer. Un été, deux mois, et puis ce serait Poudlard enfin, et qu'est-ce qu'elle avait hâte, par la barbe de Merlin ! Dans le reflet de la vitre, elle discerna l'étui de sa nouvelle baguette. Depuis une semaine l'objet reposait sur son bureau, et Hestia devait à chaque fois se retenir pour ne pas l'essayer. Interdiction formelle, non pas de Poudlard, mais de ses parents. Un seul faux pas, et même son entrée à l'école pourrait être compromise. Les Selwyn étaient si puissants.
Son bras allait bien. Enfin, un peu mieux, et la chose à faire pour oublier la douleur n'était certainement pas de rester dans sa chambre à regarder les heures passer. Plus discrète qu'une ombre, Hestia se glissa dans les couloirs, jusqu'à la grande porte. Le coin des jasmins devait être prêt à accueillir son frère qui adorait se vautrer dessous pour jouir de l'odeur, et elle était persuadée que du côté de l'étang, un couple de niffleurs venait de donner naissance à une portée. Elle se devait de voir ça.
Le couloir sinistre s'anima soudainement de cascades de rires lorsqu'une bande de jeunes filles toutes vêtues de noir, vert et argent, y pénétrèrent. Au centre de l'attention, la plus jeune des Selwyn s'en donnait à coeur joie.
– Luke ? Luke Rosier et moi ? Par les orteils de Merlin, mais tu es folle ! Non seulement il est fiancé, mais en plus c'est presque mon frère ! Non, décidément, je ne sais pas comment cette idée a pu vous venir en tête mais je n'ai jamais rien entendu de plus ridicule !Les rires redoublèrent et Hestia se contenta d'un simple sourire. Son énergie et son enthousiasme, sans être jamais feints, se teintaient parfois de mélancolie, et elle sentait pointer le dard du spleen.
– Honneur du sang, articula la jeune fille devant le mur, qui coulissa aussitôt.
Bien entendu, la Selwyn avait rejoint les Serpentard, comment aurait-il pu en être autrement ? Elle ne s'était jamais inquiétée, même lorsque ce
folâtre Choixpeau avait évoqué Gryffondor du fait de son orgueil, ses prédispositions en sortilèges, son cran et son insolence enfantine. A onze ans, elle avait retenu un haut le coeur. Gryffondor, elle aurait été lynchée, et doublement ! Par ses parents, d'une part mais surtout par ses camarades rouge et or. Sans compter qu'elle se serait probablement jetée dans le lac pour ne pas avoir à supporter les couleurs aussi criardes que le tempérament des lions.
Sa place était chez les Serpents, bien entendu. Son intelligence, son effronterie, son ambition, son charisme et enfin ses ressemblances avec son frère, ne la destinaient à aucune autre maison.
Elle était toujours inconséquente, frivole, tête en l'air et insouciante, sa façon de se protéger de son éducation pendant des années. Mais en bonne Selwyn elle avait aussi la morgue, le plaisir du silence et de la réflexion. Et la violence sourde.